Si loin si proche

AKOUSMA XII ./* Série Électrochoc et soirée pré-festival De natura sonorum

Dès ce soir et jusqu’à samedi, la douzième édition d’AKOUSMA prend d’assaut l’Usine C pour de longs concerts acousmatiques d’artistes d’ici et d’ailleurs. Une vingtaine de compositeurs, de nombreux interprètes et plusieurs œuvres sont au programme (dont Akufen réédite le beau design), parmi lesquels des noms familiers – Adam Basanta, Nicolas Bernier, Martin Messier, Quatuor Bozzini, John Rea, Dominic Thibault -, d’autres particulièrement attendus – Georges & Martin, Junya Oikawa, Ilpo Väisänen – ou à découvrir – Thomas Ankersmit, John Chantler -, et des retours – Hanna Hartman, Line Katcho. En marge des soirées officielles de ce festival des musiques numériques immersives, l’événement a pris de l’avance à l’occasion d’une soirée exceptionnelle de prélancement en hommage à Bernard Parmegiani, et se prolonge le reste de l’année par la série Électrochoc lancée il y a juste un mois pour sa saison 2015-2016. Autant d’opportunités de pénétrer des antres privilégiées de création sonore et d’écoute, et d’accéder à l’intimité de démarches artistiques hétéroclites.

L’Inde vol direct

Le 24 septembre dernier, Félix-Antoine Morin (cofondateur de l’étiquette montréalaise Kohlenstoff et membre du comité artistique d’AKOUSMA) présentait le fruit de ses deux dernières années de recherches et compilations sonores, la pièce Le jeu des miroirs de Kolkata, dont l’élément fondateur fût un périple de plusieurs mois en Inde. La composition suit le mouvement du voyage, de l’éloignement du connu, de l’infiltration de paysages, situations, sensations au départ étrangers. Ainsi le spectateur peut opérer un déplacement similaire au cours de la création, supposant une perte progressive de repères et l’envahissement par quelque chose de plus grand. L’errance s’ouvre sur une impression mystique qui ne fera que se renforcer au fil des pérégrinations. Elle comprend également une part noire et quelque peu menaçante pour qui n’a pas vécu pareille expérience d’un profond dépaysement, et face à face avec une part enfouie de soi.

Plusieurs motifs sont clairement identifiables, en lien avec la ferveur religieuse de divers endroits visités et des événements exceptionnels vécus, tel que le Kumbh Mela, un pèlerinage vertigineux de millions de pratiquants une fois aux douze ans, déversés par train sur les bords du Gange. On sent les vibrations des rails, la chaleur et le métal, le poids d’humains amassés et le flot des corps transportés. De même pour l’épisode suivant à la frontière du Pakistan, à Varanasi, cette “Cité de la mort” où sont brûlés des corps à la journée longue. L’obcurité de la salle se charge immédiatement du crépitement des flammes, d’ossements qui craquent, et d’une insoutenable conviction de puanteur. Parce que sans la connaître nécessairement, toute espèce animale est traumatisée, terrorisée par l’odeur de la mort, de la maladie, de la souffrance.

Afin de réaliser cette traversée monumentale, Félix-Antoine Morin a sans doute dû achever un interminable et douloureux travail de tri pour parvenir à extraire son propre cheminement et faire abstraction de révélations personnelles. Son ouverture sans jugement et sa générosité sont palpables et lui ont permis de proposer un essai d’une certaine façon épistolaire et concis, dans un langage électroacoustique somme toute intelligible (pour qui n’est pas forcément habitué d’illuminations). Outre l’extrême de l’expérience, malgré une lourdeur oppressante inhérente à la matière, l’oeuvre trouve presque une luminosité en comparaison de travaux antérieurs, sombres et plus torturés. À la suite de quoi, la recherche en cours présentée brièvement en seconde partie, instrumental et basé sur des vibrations de sorte d’anches enfermées, non sans intérêt, manquait radicalement de capter l’attention. L’air comme exténué par une longue errance hors du temps, peuplés de périls fantastiques, façon Ulysse.

Prochain rendez-vous : Soundwich n°5 le 17 novembre au studio Multimédia du Conservatoire de musique de Montréal (Électrochoc 2).

Le son se rapproche

C’est en plein cœur de l’église du Gesú que s’est tenue la soirée de prélancement du 27 octobre, face à l’orgue monumental et dans l’obscurité quasi complète de cette imposante architecture. Les concerts de poésie et classique qui se tenaient ici les dernières années n’occupaient pas les bancs avant sinon l’aire arrière de l’espace, et ce surclassement des auditeurs d’AKOUSMA aux premiers rangs est sans doute un privilège de l’installation définitive du Vivier dans les lieux. Le cachet est en tout cas une coche au-dessus de celui de la salle de spectacle, même si l’envol des notes dans les hauteurs et arcades n’est pas un élément optimal en matière d’immersion. L’installation de haut-parleurs du festival préservait la qualité du concert fort heureusement.

Le programme central était bien sûr l’interprétation de l’oeuvre De natura sonorum de Bernard Parmegiani, inventeur et mentor en électroacoustique, disparu en 2013. Expert en musicologie lié à l’Université de Montréal entre autres, le professeur Jonathan Goldman a souligné quelques clés de la démarche de Parmegiani, immédiatement perceptibles à l’écoute de cette construction majeure de 1975. La composition traite avec ludisme et un plaisir certain la discussion de sons concrets, électroniques et instrumentaux. Travaillés parfois en longues notes mélodiques et leurs modulations, d’autres fois en intrusion de bruits et picotements plus brefs et déconstruits, ces sons se complètent, se confondent et se répondent dans une succession de douze temps courts variant de une à plusieurs minutes, l’ensemble constituant un enchaînement fluide et rondement mené d’à peine cinquante minutes. Les titres de ces micro-sections valent un coup d’œil pour leur poésie descriptive :

1 / Incidences/Résonances (4:00)
2 / Accidents/Harmoniques (4:46)
3 / Géologie sonore (4:34)
4 / Dynamique de la résonance (2:53)
5 / Etude élastique (6:42)
6 / Conjugaison du timbre (5:05)
7 / Incidences/Battements (1:43)
8 / Natures éphémères (4:08)
9 / Matières induites (3:44)
10 / Ondes croisées (2:01)
11 / Pleins et déliés (4:39)
12 / Points contre champs (8:31)

L’intelligence d’AKOUSMA dans la pensée de cette performance hommage est assurément d’avoir convoqué douze compositeurs, un pour chaque courte parenthèse, à se succéder à la console et à s’approprier la spatialisation par morceaux. Étaient donc présents, dans le désordre : Gilles Gobeil, Nicolas Bernier, Louis Dufort, Hanna Hartman (qui a par ailleurs ouvert la soirée en performant Longitude 013° 26′ E, datant de 2004), Line Katcho, Jean-François Blouin, Adam Basanta, Martin Bédard, Ana Dall’Ara Majek, Georges Forget, Monique Jean et James O’Callagan. Cette pluralité de points de vue juxtaposés venait enrichir le jeu expérimental mis en place par Bernard Parmegiani à l’écriture de la pièce, et créer un contexte divertissant et une relecture rafraîchie de la matière de référence. Approchée au goût d’aujourd’hui, dans un lieu tout à fait particulier, par des électroacousticiens y révélant, chacun à sa façon, des couleurs de choix qui ont sans doute influencé, à un moment ou à un autre, leur sensibilité et leur pratique.

Au delà de l’hédonisme musical souligné en présentation, et qui transportait visiblement Parmegiani, et face à un matériau qui n’a pas tant vieilli, la manipulation sonore sous forme de mini lexique électronique relève quand même d’une époque de la découverte et de la recherche, et d’un habile didactisme. Pour un public novice, sa construction est d’une surprenante accessibilité. Elle démontre certes une grande maîtrise pour que sa complexité de partition paraisse à l’inverse limpide et relativement minimale à l’écoute, et que la succession des capsules variées forme un tout complet et somme toute cohérent. Cette lisibilité est en fait le propre des grands penseurs et théoriciens qui, par delà la somme de leurs connaissances et l’hyperactivité incessante de leurs cerveau et sens, conservent une amarre suffisante dans la réalité qui leur permet de vulgariser à l’oreille du quidam leur savoir sans pour autant l’amoindrir ou le simplifier.

Comme toujours, la soirée a été introduite par un mot d’humour de Louis Dufort, mentor émérite et directeur artistique de l’événement, dont l’improvisation inspirée est toujours une réussite. Il faut dire en l’occurence qu’en dehors d’une possible dixième victoire consécutive du Canadien, et de la pleine lune hivernale, cette soirée était en lice des meilleures coïncidences en programmant De natura sonorum de Parmegiani pour le 40e anniversaire de l’oeuvre, le jour de la fête de son créateur, en double programme avec Hanna Hartman, également née un 28 octobre. Miséricorde.

Rendez-vous dès maintenant à l’Usine C pour le vrai du festival.

./* Toute la programmation ici

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