AKOUSMA XII ./* Soirée “Cristaux bruités” avec Junya Oikawa (Japon) + Jesse Osborne-Lanthier (Québec) + John Chantler (Australie) + Dominic Thibault (Québec)
Une soirée pleine de dextérité et de découvertes que ce 29 octobre à L’Usine C pour AKOUSMA XII, en compagnie de Junya Oikawa du Japon, John Chantler, australien d’origine ayant migré vers l’Europe, Jesse Osborne-Lanthier et Dominic Thibault d’ici. Chacun dansait discrètement à sa façon en caressant la console, dont s’est extraite à plusieurs reprises une réelle magie sonore.
Junya Oikawa paraît avoir quinze ans, il est d’une fraîche trentaine, et son travail fort abouti a déjà été accueilli dans une quinzaine de pays. Il y a deux ans il était entre autres couronné du prix Qwartz Expérimentation/Recherche en France. Son approche est d’une rigueur et d’une subtilité renversantes. Une illustration parfaite du thème Cristaux bruités de cette soirée, il présentait la pièce 6 créée cette année d’une série entamée il y a dix ans, ses Plastic Recollections. Il s’agit d’une recherche épurée et presque obsessive puisque chaque composition du cycle est élaborée à partir des éléments sonores d’une unique surface ou matière, par exemple du styrofoam ou du ciment. Ce sixième mouvement place une caisse claire à l’honneur, dont l’artiste a sorti une ribambelle de rebonds accélérés, aussi nets que ceux d’une balle de ping-pong. Il joue de ces minuscules effets mitraillettes en chaîne, les fait se chevaucher sur différents tons et se déplacer extrêmement vite dans l’espace ceint des haut-parleurs.
Plastic Recollections 6 naît ainsi de très peu, comme elle peut furtivement devenir cacophonique et insupportable pour s’évanouir aussi vite. Voir les mains à plat du compositeur à peine effleurer les commandes, comme un prestidigitateur qui agirait par influence thermique, est tout à fait spectaculaire. D’autant que son corps entier livre une chorégraphie silencieuse, pour ainsi dire sinueuse. Sa musique de flashs et de fulgurances n’est ni coupante ni maléfique, elle emprunte une magie très lumineuse et ludique, curieuse du potentiel de tout objet et de l’infinité de possibilités du détail. Au milieu de la fascination qui s’impose, la partition d’une courte demi-heure connait toutefois un infléchissement étrange, tandis que cette enfilade de ponctuations rapprochées quitte le mystère de son code pour devenir uniquement excessive, obsédante, exaspérante presque. Les oreilles bourdonnent et la vue se trouble avant même que l’étourdissement survienne. Comme un enfant pousserait à bout de ses pourquoi sans fin ou agacerait en répétant une action déconseillée. Ce flirt soudain à la frontière de l’impatience n’a pas besoin de s’étendre, il ne fait que se payer une petite visite au seuil des tympans pour que le spectateur garde ensuite en tête que l’anodin du jeu et son inoffensivité apparente pourrait facilement basculer dans quelque chose de moins enfantin. Du titillement à la torture du chatouillis. La simplicité de la composition permet une attention particulière à la modulation spatiale, et AKOUSMA s’avère ici un excitant contexte expérimental pour prolonger l’exploration in situ.
S’ensuit une immersion tout à fait techno et berlinoise livrée par le Québécois expatrié Jesse Osborne-Lanthier, dans une configuration performative frontale. Le vingt minutes qu’il présente en création mondiale au festival, Embodying Strategic Self-reference in a World Futures Conference or Applying a Stereo Field to a 45 Speaker Setup, est un extrait qui rend son travail au complet fascinant. Sa composition est un croisement d’une multitude de bruits qui viennent en permanence bousculer sa rythmique et défaire toute logique. Tandis que son beat accrocheur, même dansant et trip-hop par moments, rappelle des constructions plus pop du genre de Prefuse 73 ou Son Lux. Cette déstructuration industrielle fait intervenir des sonorités particulières, pas si graves ni sombres et moins lourdes que le style de chantier suppose. Il opère en quelque sorte à la façon d’un Édouard aux mains d’argent qui manierait mille couteaux à la fois et trancherait toutes sortes de gorges, de tissus et de flancs à la file. Sanguinaire certes, mais d’une agilité sublime, comme les meilleurs samouraïs du cinéma asiatique. Avec l’élégance et le talent d’un Kill Bill, d’un Tigre et Dragon, d’un Touch of Sin. L’art de porter le geste avec grâce, qui rend le meurtre appréciable à un niveau esthétique.
Et puis, au-delà de ses matériaux effilés – ses flèches, ses cisailles, ses sabres qui font tomber les décors à peine posés, l’un après l’autre – on embarque totalement dans sa présence démentielle et son plaisir extatique qui contrebalancent positivement le système de lacérations en action. Sa tête cogne en amont à la manière d’un chef d’orchestre, et son corps tressaille d’une pulsation propre, un peu décalée, sans doute par préméditation. À l’image d’un cerveau qui aurait toujours une longueur d’avance au point que les idées n’aient pas le temps d’être formulées au complet qu’il est déjà ailleurs, emporté. Pour leur part, ses mains hyperactives rebondissent à une vitesse folle sur une console qui semble brûlante. À vérifier, car il ne serait pas si surprenant que pareil enflamement crée une chaleur infernale à plus long terme. En un extrait seulement, une flambée surnaturelle sur scène, pour le fun, en passant. Plus à écouter ici.
Ce qui se révèle de l’Australien John Chantler, dans son attitude et sa musique, est avant tout de l’humilité, une certaine réserve dans ses gestes, perceptible également à sa manière d’amener son entreprise sonore à éclosion. The Long Shadow of Decline, Pt I, Pt II, Pt III est la pièce la plus étirée du programme (35 minutes) mais sa lenteur à se développer la rend plus courte à l’écoute, plus exigeante aussi. Les premiers points sont les plus intéressants, en particulier tout le thème introductif, très organique, qui mène inéluctablement, sans préavis, à l’orgue. L’univers de gazouillis électroniques et de textures liquides passe plusieurs portes et valves avant d’atteindre le nerf central, instrumental. Et là encore, l’instrument monumental n’est pas brusqué dans ses sonorités et expressions les plus agressives et connotées, le compositeur prend au contraire le temps et la minutie nécessaires pour introduire son langage par fines harmoniques fragiles, qui se remplissent et s’approfondissent ensuite. Avant de s’en retourner se tapir dans l’obscurité quasi tout de suite.Ce qui laisse, dans un second temps, place à des stridulations et des aigus plus pénibles et brouillés.
L’impression très touchante que procure cette démarche délicate et progressive est celle d’un accès, furtif mais inestimable, à une beauté cachée, qui se mérite. Ce quelque chose d’authentique, et d’intérieur, qui ne cherche aucunement à s’exposer ni briller, conserve d’autant plus de valeur que sa rareté et son secret sont protégés. L’intimité donne au moment d’entrevoir cette vérité un caractère précieux et décisif. La performance s’accompagne d’un jeu d’éclairages et de couleurs (comme la prestation suivante d’ailleurs) qui n’ont suscité que peu d’attention, toute la concentration étant aimantée par la musique et sa spatialisation.
Alors que Dominic Thibault s’installe à l’îlot central pour clore la soirée, rien n’annonce l’oppression qui émane pourtant de sa création *(se). Au programme on lit plutôt un développement en huit mouvements qu’on imagine relativement calmes, puisqu’y sont évoquées la contemplation, l’obéissance, l’attente :
*obéir
*contempler
*vouloir
*attendre
*croire
*isoler
*perdre
*nier
Erreur. L’oeuvre s’ouvre sur des sonorités suraiguës en continuité directe avec ce qui l’a précédée. Immédiatement, ce décollage se retrouve immergé dans un brouillard grésillant qui se transforme sitôt en vagues, des gros rouleaux. Ce paysage n’a pas l’air d’une plage paradisiaque, et le temps n’y semble pas reposant. Chaque phrase de trois quatre minutes se développe autour d’intenses montées et descentes poussées jusqu’à un seuil de tolérance.
Mon regret personnel était d’y entendre des sons et phénomènes trop figuratifs, des pétarades de fusils lointains, des démarrages d’engins motorisés de grande envergure, des fusées de détresse ou feux d’artifice dont la forme en bouquet final produisait peu de surprise et suscitait difficilement l’intérêt. À un certain moment toutefois, avant un retour cyclique aux vagues de l’avant-dernier mouvement, l’excès de ces montagnes russes atteint semble-t-il un paroxysme chargé d’un autre sens. On y perçoit, en flou, des symboliques plus psychologiques de phases agressives, dépressives, des piques d’humeur qui submergent la raison. Et en parallèle, un travail d’assourdissement du mal par l’antithèse : le silence, l’isolement, le bruit blanc, la chambre anéchoïque. La sensation quasi somatique d’une pression insupportable sur les tympans, causée par l’absence, le vide, le manque. Au-delà du plus et du trop, l’anéantissement de tout. Dans ce sens, les huit états d’ascétisme examinés par *(se) se rapprocheraient de la manifestation violente pour le corps et l’esprit de la privation, en choisissant – cela reste discutable – d’aborder cette précision chirurgicale et illuminée de la recherche de pureté par un chaos bruyant plutôt que par les multiples ressorts du minimalisme électroacoustique.
./* AKOUSMA se poursuit jusqu’à samedi.